Liliane Bettencourt, la femme qui valait 30 milliards

 

Liliane-Bettencourt © Malick MBOW
Liliane-Bettencourt © Malick MBOW

Paris Match| Publié le 28/09/2017 à 19h57 |Mis à jour le 28/09/2017 à 20h37

Arnaud Bizot

 

Dans sa propriété de Neuilly-sur-Seine, avec sa fille unique. Avec Françoise, elles se sont aimées, déchirées et réconciliées.Collection particulière

Fille du Fondateur de L’Oréal, l’héritière la plus riche du monde a mené une vie de rêve. Jusqu’au scandale qui a gâché les dernières années de Liliane Bettencourt, morte le 21 septembre à 94 ans. 

« Une très grande dame », disent ceux qui l’ont connue et qui ont de la tristesse. Le salut que toujours elle adressait à ses visiteurs, un bras immense lancé en l’air, vite et haut, lui faisait atteindre des sommets gaulliens. Telle une femme d’Etat, elle recevait dans le salon rond de sa maison blanche de Neuilly, bourrée de chefs-d’œuvre. Avec elle, tout se décidait à la première poignée de main. Il ne fallait pas se louper.

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« Dans ses veines coulait L’Oréal », notent tous ses proches. Elle en était la vitrine. Toujours impeccable, et cela lui prenait la matinée : réveil à 7 heures d’un potage de légumes variés, baies, pruneaux, thé vert et toasts beurrés recouverts de marmelade de gingembre. Une heure avec l’ostéopathe, puis nage sur le dos, la nuque sur une « frite ». Suivaient la « préparatrice de peau », l’habilleuse, le coiffeur. Il est 11 heures. L’après-midi, invariablement, marche à pied. Cette habitude, elle en a hérité de son père, qu’elle a vu toute sa vie réfléchir en se promenant. Dans la salle de bains d’un deux-pièces rue d’Alger, Eugène Schueller, chimiste né en 1881, réalise de curieux mélanges de produits noirâtres qui dégagent une odeur nauséabonde. « Des teintures pour cheveux et poils », explique-t-il à ses visiteurs dubitatifs.

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En 1908, il crée la Société française des teintures inoffensives pour cheveux et, en 1912, idée d’avant-garde, rachète une revue, « La coiffure de Paris », distribuée dans les salons de coiffure. Sa fille Liliane a 1 an. En 1929 naît la première « teinture rapide », le shampooing Dopal suivra. Liliane a 7 ans. Deux ans plus tôt, elle a perdu sa mère, musicienne. Sa confidente : une gouvernante irlandaise. « On me disait de m’en éloigner car elle ne sentait pas très bon, mais j’allais vers sa chaleur », se rappellera-t-elle lorsque nous l’avons rencontrée, en 2010. A quinze ans, elle rencontre ses premiers problèmes auditifs qui ne feront que s’aggraver« C’est dans l’enfance qu’on prend la force, les coups de pied, la tristesse, la joie. » Elle effectue ses premiers stages dans la société qui ne roule pas encore sur l’or. Service emballage et conditionnement. Elle raconte à son père les ouvrières : « Ce sont elles qui travaillent ! »

Les années passent, L’Oréal grandit. Eugène est dépensier. Il aime le luxe, se fait tout livrer sur mesure. Il possède une maison à l’Arcouest, des voiliers de course. « En régate, c’était sérieux. Il fallait gagner. Qu’est-ce qu’il nous engueulait ! Il m’a transmis le goût du beau, le sens du digne. L’argent, je l’ai vu vivre avec. Il en avait tout à fait le sens. Ça ne l’intéressait pas en tant que tel, mais si, quand il s’agissait de s’offrir un tableau ou un meuble de Ruhlmann, qu’il admirait. » Eugène Schueller meurt en 1957. Sa fille est l’actionnaire unique, à 35 ans. « Etre la fille du patron, ça n’était pas du gâteau tous les jours. Comment se comporter avec les gens ? Il faut du contact, de la persuasion. Pas de la gentillesse, mais de l’écoute. » Les décisions à prendre ? « Mon rôle : m’assurer que ce qui devait être tenté serait tenté. Si l’on se prend un bouillon, si l’on se trompe, je n’achète pas l’idée qu’on a failli. On a tenté. Cette nuance est essentielle. Mais j’avais souvent chaud sous la blouse ! » Sa devise favorite : « Haut les cœurs ! »

  1. Liliane est la femme la plus riche de France. « Pour elle, confie un ami, l’argent n’était pas un sujet. Elle n’était pas dans sa bulle, comme tant de milliardaires qui se demandent à chaque réveil comment ils vont faire fructifier leur fortune. Pour elle, c’était normal de donner. Elle disait : “Là où je me situe, je me dois d’aller vers les autres. Ce n’est pas eux qui le feront.” Elle n’était pas dupe pour autant sur certaines personnalités, politiques entre autres, dont on s’étonne qu’aucune n’ait exprimé un quelconque hommage. Je l’entendais parfois ironiser : “Untel vient déjeuner. A votre avis, combien va-t-il me coûter ?” A côté de ça, elle gérait ses dépenses comme une bonne ménagère, faisant chaque semaine les comptes avec son nombreux personnel. »

 

Avec son mari, André, à droite, et le mécène Paul-Louis Weiller, lors du concert de Marlene Dietrich à l’Espace Pierre Cardin, le 20 juin 1973.© James Andanson / Getty Images

Dix-sept employés à l’année, dont deux médecins, au service de « Madame », rien que sur la sublime île d’Arros, où Liliane Bettencourt dépensa 55 millions en aménagements. L’avion à hélice se pose sur la piste qui coupe l’île en deux, électrifiée afin de pouvoir évacuer la nuit, depuis un pépin médical d’André Bettencourt. Dans l’avion qui suit : bagages, vins, champagne, viandes, légumes et fleurs, pour la durée du séjour. Madame nage dans un bassin de 150 mètres de long qui, creusé dans le corail, la protège des courants. Jérôme, maître nageur, la suit dans un canot.

Liliane Bettencourt recevait, selon le cours de Bourse de L’Oréal, 300 millions par an de dividendes, autant dire d’argent de poche

Une vie mondaine, un peu stricte, collet monté, entourée de politiques et d’hommes d’affaires, qui la rend sinon dépressive, du moins, nous dira-t-elle, « langoureuse ». Entrée en scène de François-Marie Banier. Sa liberté, son culot, sa culture, son esprit, son venin, son humour juste ou assassin : enfin elle s’amuse. Avant Liliane, il a eu cent vies, avec d’autres vieilles dames, loin d’être fauchées : Marie-Laure de Noailles ; Sao Schlumberger, épouse de Pierre, magnat du pétrole ; Madeleine Castaing, décoratrice, qui finance sa pièce de théâtre, un four. Puis Banier pénètre l’alcôve cosmétique, passe sa vie à Neuilly, au « Château ». Liliane veut que son amuseur, photographe à ses heures, sans cote, soit reconnu dans le monde entier. Sponsored by L’Oréal : 400 000 euros de salaire annuel, 28 expos dans le monde. Le gestionnaire d’alors de Madame, qui s’inquiète de tant de largesses, est remercié. Au procès de Bordeaux, Banier se pincera de rire en écoutant la cour égrener les « libéralités » et les montants correspondants, tous vertigineux. Mais Liliane Bettencourt recevait, selon le cours de Bourse de L’Oréal, 300 millions par an de dividendes, autant dire d’argent de poche. Elle donna donc à Banier à peine 1 % de sa fortune. « Il demandait toujours ! nous dira-t-elle, en 2010. Chez lui, c’est une déformation ancestrale. Il veut toujours plus, toujours plus gros. J’avais envie de le voir courir. C’est un grand amusement de voir les gens à la manœuvre. – Une distraction un peu coûteuse, non ? – Hors de prix ! »

Les dernières années, ils ne se voyaient plus. « Il ne change pas. Il entend l’amitié comme exclusive. D’ailleurs, s’il changeait, il s’ennuierait lui-même. » Liliane Bettencourt a 93 ans. Trop c’est trop, et elle est « fatigable ». A l’époque du procès de Bordeaux, elle vit dans son monde. Olivier Pelat, intime de la famille, est alors son tuteur judiciaire. A la barre, il résumera pudiquement les choses : « Physiquement, tout va bien. Elle marche, nage. Hélas, la tête ne fonctionne pas. » Avant de s’éloigner dans son monde, elle dîne encore avec de proches amis, ses petits-fils ou ceux de François Dalle et de Georges Pompidou. Jean-Victor l’emmène faire une escapade à Londres. Dernières photos publiques. Puis plus de marche ni de nage. Ces derniers mois, venaient à son chevet sa fille, Françoise, ses deux enfants, Olivier Pelat et sa mère. Emus, tous regardaient cette femme silencieuse et ont vu s’éteindre peu à peu une grande élégance.

Elle a choisi de ne jamais délocaliser le groupe

Sans aucun diplôme d’école de commerce, Liliane Bettencourt maîtrisait bien plus d’éléments techniques qu’il n’est convenu d’en attendre d’une milliardaire : « Elle lisait des tonnes de documents et connaissait les principaux enjeux », souligne un familier.

Une étroite proximité, qui s’est traduite par des liens de confiance tissés avec les trois patrons successifs, François Dalle, Lindsay Owen-Jones et Jean-Paul Agon. « Ils ont eu de la chance de l’avoir comme actionnaire, confie un dirigeant de multinationale. C’est elle qui leur a permis de financer des grandes acquisitions et l’internationalisation du groupe. Des virages très coûteux que d’autres investisseurs, moins impliqués, n’auraient pas forcément acceptés. » Ce partenariat a été mutuellement fructueux, puisque la trajectoire stratosphérique du leader de la beauté (25,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2016) a peu d’équivalent, voire aucun, en France. Avec une capitalisation boursière actuelle de 100 milliards d’euros, L’Oréal, ce « moteur économique prestigieux pour la France », selon le « New York Times », distribue environ 500 millions d’euros de dividendes, chaque année, à la famille de son créateur.

« J’ai toujours participé au développement de l’entreprise. Je la protégerai jusqu’au bout », avait déclaré Liliane Bettencourt en 2010. Elle a tenu parole. En choisissant de ne jamais délocaliser le groupe, ce qui n’allait pas nécessairement dans le sens de ses intérêts. Mais une décision prise en 1974, alors qu’elle redoutait une éventuelle nationalisation, pèse aujourd’hui sur l’avenir de L’Oréal. La signature d’un « pacte actionnarial entre L’Oréal et Nestlé », a vu Liliane Bettencourt échanger la moitié de ses titres contre 4 % du capital du géant helvétique. Le pacte stipule que le plafonnement des parts respectives prendra fin six mois après le décès de Liliane Bettencourt – soit le 21 mars 2018.

Qu’adviendra-t-il alors des 23 % de Nestlé ? Jean-Paul Agon, le PDG de L’Oréal a déclaré en mai 2017 : « Si Nestlé décidait de vendre, nous pourrions envisager de céder notre part dans Sanofi. » La famille compte trois représentants au conseil d’administration.

Avec « une foi absolue en la science », selon ses mots, Liliane Bettencourt avait aussi créé sa propre fondation au budget de 900 millions d’euros, l’une des mieux dotées d’Europe. Près de 500 millions d’euros ont déjà été redistribués – à 60 % pour financer des projets scientifiques et l’aide aux chercheurs (notamment dans la recherche contre le sida), 27 % pour les causes humanitaires et sociales et le solde à des initiatives dans la culture et les arts. Françoise Bettencourt Meyers, qui préside chaque semaine le comité stratégique de la fondation, et son mari, Jean-Pierre Meyers, ont, pour leur part, créé un fonds d’investissement, Théthys Invest, qui dispose d’un capital de plus de 3 milliards d’euros. Leur ambition ? En faire le plus grand fonds de soutien aux entreprises françaises. – Marie-Pierre Gröndahl

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