Branco : fausse enquête-révélations sur Macron et vrai gâchis

Me Juan Branco©Malick MBOW
Me Juan Branco©Malick MBOW
« Crépuscule », le pamphlet anti-Macron de Juan Branco, s’impose comme un succès en librairie. Mais loin de l' »enquête-vérité » promise par ses éditeurs, l’ouvrage peine à étayer les accusations de complot qui le parsèment. Et c’est bien dommage.

Voilà un mois que l’affiche, un rien sentencieuse, tapisse les couloirs du métro parisien. « Numéro un des ventes, qui ce livre dérange-t-il ? », y est-il proclamé en lettres majuscules jaunes et blanches sur fond noir. L’expression « phénomène d’édition » semble avoir été inventée pour Crépuscule, cette ‘ »enquête-vérité de Juan Branco sur les coulisses du pouvoir » – toujours selon l’affiche, que l’auteur a diffusée via son compte Twitter. En deux mois, ses éditeurs, Massot et Au diable Vauvert, en ont écoulés 78.900 exemplaires (source Edistat) au prix de 19 euros. Épatant, surtout pour un ouvrage en partie disponible au format PDF gratuitement sur Internet et très peu chroniqué dans les médias, ce que l’auteur ne se lasse pas de rappeler sur les réseaux sociaux.

Hélas, le contenu de l’ouvrage est loin d’être aussi explosif que son slogan promotionnel le suggère. On sort de sa lecture frustré, et même un peu mal à l’aise devant le décalage entre l’importance des accusations formulées avec fièvre – « Ici seront révélés les liens de corruption, de népotisme et d’endogamie qui jonchent un pays« , nous prévient Juan Branco dès la douzième ligne – et… les faits nouveaux véritablement démontrés au long de ces 312 pages de « réquisitoire politique » – d’après la quatrième de couverture.

JUAN BRANCO, PREMIER RÔLE DE « CRÉPUSCULE »

Il est vrai qu’intégrer de la nuance dans la « démonstration » (p.33) fleuve du texte aurait pu affaiblir le plan com’ de Juan Branco. Génial dans la création et la promotion de son propre personnage, l’essayiste s’impose comme le véritable premier rôle de son enquête. Le succès de Crépuscule doit beaucoup au profil de ce jeune homme, âgé de 29 ans, au verbe haut et au panache revendiqué, qui aime se présenter en nouveau Philippe Egalité, ce membre de la famille royale rallié au peuple révolutionnaire en 1789. Tour à tour proche du patron de Sciences Po Richard Descoings, d’Aurélie Filippetti, de Julian Assange, avocat de Jean-Luc Mélenchon, ce fils d’un producteur de films à succès se veut la petite souris du peuple au sein du cénacle des puissants et livre là ses conclusions après trente ans de fréquentation du Tout-Paris. S’il ne s’en chargeait pas si bien lui-même, on saluerait d’ailleurs volontiers sur cet aspect la liberté de ton de l’auteur qui livre, entre deux effets de manche, des détails précieux sur la sociologie des lieux de pouvoir parisiens.

C’est d’ailleurs au sein des quelques pages où le pur témoignage n’est pas percuté par une prétention démesurée à livrer une vérité cachée au public, que l’ouvrage trouve son principal intérêt. Au détour d’une poignée d’anecdotes, on en apprend un peu plus sur les mœurs de certains hommes de pouvoir. On découvre un Xavier Niel – un temps côtoyé par le héros de l’essai – qui copine avec Emmanuel Macron dès le début des années 2010, l’annonçant dès janvier 2014 comme « le futur président de la République !« (p.42), ou qui surveille ce que dit de lui Branco dans une émission « qui ne dépassait pas les trois mille clics sur un site Internet » (p.135), dixit l’auteur. On croise un Bernard Arnault inatteignable, dont l’inauguration d’une boutique de vêtements est suivie par une nuée de journalistes en vue. On plonge avec effarement dans l’univers étriqué de l’Ecole Alsacienne, la cité scolaire privée où Branco a étudié jusqu’au bac en compagnie de Gabriel Attal, le plus jeune secrétaire d’Etat de la Ve République, de la chanteuse de variété Joyce Jonathan mais aussi de « la petite fille de Valéry Giscard d’Estaing, celle du PDG d’Archos, par ailleurs sœur du futur patron d’Uber France, un des héritiers Seydoux, les lointains héritiers du général de Hauteclocque, les grandes lignées des de Gallard, de Lantivy et de Lastours » (p.83), et ainsi de suite.

ACCUSATIONS À GOGO MAIS MOLLO SUR L’ENQUÊTE

Le problème, c’est que loin de se cantonner à raconter ce qu’il a vu, l’auteur multiplie les accusations et crie au complot oligarchique toutes les cinq pages. Dans sa critique des réseaux de pouvoir français, l’essayiste se veut le continuateur des journalistes Laurent Mauduit, Vincent Jauvert, Sophie Coignard ou Marc Endeweld (ex-collaborateur de Marianne), qui ont tous établi, à l’issue d’enquêtes fouillées, l’influence de certaines castes dans la haute société française. Sauf que si Juan Branco va beaucoup plus loin dans les théories, il va bien moins loin dans le travail nécessaire à leur étaiement. Sa thèse, au service de laquelle il relie Niel, Arnault, Benalla, Jouyet, Edouard Philippe, Lagardère, Gabriel Attal : la démocratie française toute entière est confisquée par une élite économico-politico-médiatique et Emmanuel Macron est la dernière marionnette de ce petit monde. A l’inverse de ses aînés, l’avocat ne livre au lecteur aucun document, ni (presque) aucun témoignage sourcé permettant d’établir les faits gravissimes qu’il dénonce. En dépit d’une préface louangeuse de l’investigateur chevronné Denis Robert, tout se passe comme si l’auteur considérait que son profil d’insider l’exonérait d’une enquête poussée pour prouver ce qu’il avance.

Cette posture est d’autant plus décevante que l’avocat aborde des thèmes essentiels pour le fonctionnement de la démocratie, tels les liens entre les plus grandes fortunes du pays et les élites politiques, la bienveillance initiale d’une grande partie de la presse à l’égard d’Emmanuel Macron et, plus globalement, la difficulté d’enquêter sur le pouvoir dans un univers médiatique aux mains d’une pincée de milliardaires. Ce n’est pas Marianne qui démentira Juan Branco sur ces points : depuis l’entrée en politique d’Emmanuel Macron, nous nous sommes employés à documenter la surmédiatisation des meetings de l’énarque par les chaînes d’infos en continu, la distribution de plusieurs milliards d’euros aux plus riches des plus riches de notre pays, ou encore l’aide apportée par une certaine élite financière à En Marche dès ses débuts.

Seulement, là où on aurait aimé lire de nouvelles révélations, l’auteur compile surtout des informations déjà sorties par d’autres, tout en se targuant d’avoir le courage d’écrire ce que tout le monde tait. Concernant les quelques éléments exclusifs revendiqués par Juan Branco – il explique par exemple avoir « interrogé certains proches » de Ludovic Chaker (p.267), le mystérieux chargé de mission de l’Elysée –, on ne sait presque jamais ce qui lui a été dit, ni comment il a vérifié ces informations. Il serait notamment intéressant de savoir si l’écrivain a confronté ceux qu’il accuse, et de lire ce qu’ils lui ont répondu. L’absence fréquente de toute notion de contradictoire laisse une impression d’à-peu-près, gênante quand on prétend dénoncer des complots d’Etat. Parfois, l’avocat se fait même franchement de mauvaise foi. Dans son énumération des médias affidés au pouvoir, Branco cite par exemple notre journal : « Même Marianne, à l’instant absorbée, revenait sur une promesse de publication avortée » (p.257). En fait, aucune promesse. Il a été proposé à l’auteur de réduire l’article pour qu’il puisse passer, ce que Juan Branco n’a pas voulu faire. Les complots qui paraissent les plus retors ont parfois des explications très simples.

Le déferlement de superlatifs auquel se laisse aller l’auteur pour qualifier sa propre prose renforce l’embarras. Extraits non-exhaustifs : « Ce scandale n’a jusqu’ici jamais été décrit, ni révélé, alors même qu’il est connu de ceux qui sont censés nous le raconter » (p.24); « Ce texte démontrera cette évidence (…) Emmanuel Macron a été ‘placé’ bien plus qu’il n’a été élu. Et la presse a agi dans ce domaine avec complicité » (p.32); « Ce qui sera démontré ici, c’est que le système mis en place par quelques personnes a suffi (…) à court-circuiter l’ensemble des garde-fous de notre démocratie » (p.57); « Ce texte (….) permet de démontrer que (les gilets jaunes) ont eu raison » (p.65); « Le lecteur pourrait à ce stade se trouver assez sidéré » (p.156); « Reste à vous démontrer comment, en effet, les journalistes français actionnés par au moins trois oligarques nationaux (…) ont fabriqué en quelques mois un homme politique de « stature internationale«  » (p.162); « Vous saturez ? Pourtant, ce n’est pas tout ! Et ce n’est même que le début », (p.235); « On tremble parce que soudain, on commence à se sentir bizarrement encerclé, pour peu qu’on ne serve nul intérêt » (p.251).

#APEUPRÈS

Pour promouvoir son propos, Juan Branco a souvent recours au même procédé : il tord des faits avérés en présentant comme des certitudes ce qui n’est pas établi. On prendra trois exemples d’approximations manifestes, qui s’ajoutent à ceux déjà recensés par Slate ou Mediapart. Juan Branco dénonce à de nombreuses reprises le manque de mordant de l’investigation médiatique sur le clan Macron et explique que les enquêtes sont verrouillées en raison de l’identité des propriétaires des grands titres, souvent des grandes fortunes. Parmi les médias « aux ordres », il évoque Le Monde, dont un des actionnaires principaux est le magnat Xavier Niel, connaissance du président. A l’inverse, parmi les médias qui résistent, l’auteur cite Le Monde diplomatique. Un mensuel détenu à 51% par… Le Monde, donc en partie par Xavier Niel. Comment expliquer cette distinction entre les deux titres, qui brouille complètement la grille de lecture élaborée précédemment ? Branco ne le dit pas. Précisons que Le Monde diplomatique a le chic de publier régulièrement l’essayiste, ce qui n’a pas toujours été le cas du quotidien du soir.

Même aplomb et même absence d’éléments tangibles concernant le rachat de Libération par Patrick Drahi. « Cet achat s’était fait sur demande expresse de François Hollande » (p.208), croit savoir Juan Branco, qui prend appui sur cette certitude pour dénoncer la collusion politiques-milliardaires. On n’aura pas davantage de détails sur cette accusation, jamais précisément documentée ailleurs. Il faut plonger dans les notes de bas de page pour accéder… à un démenti formel de Bernard Mourad, ex-conseiller de Patrick Drahi : « M. Mourad m’affirmerait par ailleurs que François Hollande s’était contenté de féliciter M. Drahi de l’opération qu’il avait mené auprès de Libération » (p.211). Ici comme dans de nombreux passages, Branco donne l’impression de délaisser tous les témoignages qui ne servent pas sa thèse – celle d’une oligarchie toute-puissante qui confisque la démocratie – pour retenir en revanche la moindre rumeur qui alimente son propos. Technique efficace pour livrer un réquisitoire global, mais qui laisse des doutes sur la loyauté de la démarche.

Quand Gabriel Attal – une de ses principales cibles – renonce à briguer la présidence du groupe LREM en septembre 2018, c’est forcément parce qu’il sait qu’il sera nommé au gouvernement peu de temps après : « Il retirera sa candidature une fois assuré, quelques semaines plus tard, qu’un ministère lui sera octroyé » (p.126). Plausible, mais l’auteur ne livre encore une fois aucun élément à l’appui de son affirmation. A-t-il obtenu des confidences de l’intéressé ? Sans doute pas. Branco se contente d’avancer sur le mode du « on sait comment ça se passe, hein, suivez mon regard… ». Un peu léger.

Macron ministre ? C’est forcément Jean-Pierre Jouyet qui l’a « fait nommer à Bercy » (p.277), une théorie qui sert l’exposé de l’auteur sur la centralité de la famille Jouyet-Taittinger dans l’oligarchie française. Qu’importe si François Hollande et Manuel Valls ont expliqué qu’il s’agissait d’une idée du second, balayée dans un premier temps puis retenue par le premier, à la suite du limogeage d’Arnaud Montebourg. Quant à Ludovic Chaker, il serait chargé « comme (Benalla) » de « faire circuler les informations entre l’Elysée et les rédactions que le Palais nourrissait » (p.264), d’après Juan Branco. Comment ? Est-ce prouvé, documenté ? Non, encore une fois, cette accusation ne sera pas étayée.

Qu’importe, tant que l’ensemble va dans le bon sens, c’est-à-dire pointe les dérives de la présidence Macron et la nocivité des réseaux français, rétorqueront les moins regardants des soutiens de Juan Branco. Le souci, c’est qu’en présentant à tort une observation sociologique orientée comme une enquête dans les règles de l’art, Juan Branco facilite l’argumentation de ceux qui voudraient renvoyer tout travail sur ce milieu dans le camp des populistes et des complotistes. L’essai est calibré pour un public militant, qui en sortira renforcé dans ses convictions. Il échouera en revanche à rallier des citoyens moins politisés qui savent qu’entre le noir et le blanc, il y a des teintes de gris.

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