Comment Vincent Bolloré a préparé la succession de son empire

Vincent BOLLORE - © Malick MBOW
Vincent BOLLORE – © Malick MBOW

Par: Par Vincent Beaufils – challenges.fr – Webnews | 02 juin, 2019

Comment Vincent Bolloré a préparé la succession de son empire

Tandis que Cyrille, plus jeune fils de Vincent Bolloré, lui succède à la tête du groupe, son frère Yannick préside, quant à lui, Vivendi. Une double consécration préparée depuis toujours par le patriarche-entrepreneur.

Dans le réfectoire de la tour Bolloré, à Puteaux, transformé en salle d’assemblée générale des actionnaires, ils sont tous là, ce 29 mai. Tous administrateurs : Vincent Bolloré, ses enfants Yannick, Marie, peut-être Sébastien s’il fait le voyage depuis l’Australie, sa soeur Chantal, son neveu Cédric de Bailliencourt, prêts à encourager les premiers pas de leur fils-frère-neveu-cousin Cyrille à la tête de Bolloré. « Je suis heureux de voir la septième génération prendre à son tour les commandes opérationnelles du groupe, a annoncé Vincent dans son message. Après l’avoir vu travailler dans le groupe depuis douze ans, je suis sûr que Cyrille est parfaitement qualifié pour poursuivre cette longue entreprise. »

Surprise ? Pas vraiment sur le choix de la succession. Le patriarche l’avait même esquissé dans un entretien avec Challenges il y a près de trois ans, le justifiant comme le pendant de l’installation programmée de Yannick à la présidence de Vivendi, dans lequel le groupe familial est devenu l’actionnaire de référence : « Si je meurs demain, il prendra ma place à la tête de Vivendi. Et Cyrille reprendra le groupe Bolloré. C’est sécurisant pour moi, pour le groupe Bolloré et pour Vivendi. » Heureusement, Bolloré n’est pas mort, mais sa mise en examen le 24 avril 2018 pour  » corruption d’agents étrangers » sur une affaire africaine a précipité le schéma à Vivendi. Et, en mars dernier, c’est Cyrille qui obtenait son bâton de maréchal, devançant largement la date mille fois promise par le patron pour la passation de pouvoir : 17 février 2022, jour où sera célébré le bicentenaire de l’entreprise familiale, à Ergué-Gabéric, en Bretagne, à l’aube de ses 70 ans.

Vincent, « maître du temps »

Pourquoi cette accélération soudaine ? Y aurait-il eu une méchante alerte pour le chef de famille, soucieux de sa santé au point d’avoir financé une aile de l’Hôpital américain de Neuilly ? « Mon dernier pépin remonte à un accident de poussette », lance un Vincent Bolloré facétieux, croisé dans le hall de Vivendi. A ses côtés, le président du directoire, Arnaud de Puyfontaine, éclate de rire. Quelques jours plus tôt, il avait eu cette remarque énigmatique : « Seul Vincent est le maître du temps. » Un autre des grands dirigeants du groupe résume en une demi-phrase la complexité du personnage : « Il n’y a que lui qui sait. »

Patrimonialement, tout est réglé. Les quatre enfants de Vincent ont déjà hérité de la nue-propriété de la 11e fortune française, évaluée par Challenges à 7,8 milliards d’euros en 2018 – cela ne devrait guère varier cette année, malgré un gros trou d’air en Bourse en fin d’exercice. Mais comment va s’exercer le pouvoir, avec un père qui a mis les points sur les i dans son message écrit pour l’assemblée générale du 29 mai : « Je conserverai jusqu’au 17 février 2022 la présidence et la direction générale de la Financière de l’Odet – qui possède 64 % du capital de Bolloré – pour veiller au bon déroulement de cette transition. » Pour une fois, tout n’est pas entre les lignes, mais entre les tirets…

« Shogun derrière le shogun »

« Dès lors que Vincent conserve la réalité du pouvoir capitalistique, il n’a pas besoin de titres ni de fonctions pour peser de son influence », précise un proche. La preuve par Vivendi : passé du statut du président du conseil de surveillance à simple membre, quand il a laissé son fauteuil à Yannick, le voici censeur, donc sans droit de vote. Mais il a conservé le même bureau d’angle, et « rien d’essentiel ne se fait sans lui », poursuit notre intime, qui considère comme un « gag » son autre titre officiel : conseiller du président du directoire ! « C’est le shogun derrière le shogun », se gausse un ancien du directoire. Son président, Arnaud de Puyfontaine, voit forcément les choses différemment : « Nous nous parlons quotidiennement. Et j’ai la chance d’avoir un « conseiller » qui est le bâtisseur du groupe, ce qui me permet de donner le meilleur dans mon rôle de mandataire social. » Et avec Yannick ? « Le duo est devenu trio », résume un enthousiaste Puyfontaine, qui reconnaît que Bolloré ne lui avait jamais rien caché, ainsi que l’homme d’affaires nous l’avait raconté : « Quand je l’ai recruté, je lui ai dit que, à mon départ de Vivendi, c’est Yannick qui me succéderait. Et en rigolant, j’ai même ajouté : « Et après, ce sera Juliette ![la fille aînée de Yannick ]». »

Cette volonté dynastique n’a jamais quitté le patriarche-entrepreneur, qui a sauvé le groupe de la faillite, au début des années 1980. « Réancrer le destin de Bolloré dans la famille, c’est un peu sa manière de réparer « ‘accident » de la piteuse gestion de son père », décrypte un compagnon de fortune, qui se souvient de conversations avec Vincent : « Si je veux que mes enfants s’intéressent au groupe, il faut que je le reformate », projetait déjà le tycoon, bien avant d’opérer son virage dans les médias. « C’est lui qui est venu me voir avec le projet de TNT pour qu’on en fasse Direct 8 », se souvient Philippe Labro, admiratif de la transmission à la mode Bolloré : « Il a élevé ses enfants pour qu’ils prennent le relais. » Cyrille en témoignait, dans un de nos numéros sur les fortunes : « Quand il revenait d’Afrique, il dépliait des cartes, et nous expliquait que la Côte d’Ivoire, c’est le cacao, le Kenya, les roses. Quand il faisait froid, il se frottait les mains : « C’est bon, on vend du fuel ! » Et dans mon lit d’enfant, déjà, je m’endormais en me disant : « Il faut qu’on trouve des mines de lithium ! »  » Comme le dit Marie, la benjamine qui fait ses gammes en se confrontant à la mairie de Paris sur le contentieux d’Autolib’ : « Notre père nous a transmis l’envie de venir travailler avec lui. » Avec cet atout, pour se sortir d’un dossier difficile, de pouvoir se/ lui demander : « Et Papa, qu’est-ce qu’il ferait ? »

Cyrille, le double de Vincent

Papa, lui, a tracé sa route. Quittant la Villa Montmorency, dans le XVIe arrondissement parisien, à 6 h 30 du matin, il a à peine vu ses enfants grandir, content qu’ils aient étudié à Dauphine – « le bus était direct » -, a observé leurs premiers pas dans la vie professionnelle hors du groupe, et a trouvé moyen de les faire revenir dans le giron familial. Labro, qui chapeaute de loin Yannick, ce qui lui vaut l’amical surnom de « Padrino », souligne « leur étonnante faculté d’adaptation », « leur relationnel facile, fait de sourires et de convivialité » et, en même temps, « cette capacité de certitude qu’ils ont héritée de Vincent ». Bref, à peine la trentaine passée, voici les deux frères Yannick et Cyrille – l’aîné Sébastien est ailleurs, et Marie, encore un peu tendre – en costume de patrons.

« L’âge n’a pas d’importance pour Vincent, rappelle un porte-parole. Il n’avait pas 30 ans quand il a redressé Bolloré. » Mieux vaut s’en souvenir. Un jour, après la nomination de Cyrille à la tête de la division transport et logistique, Dominique Lafont, le manager qui en avait fait un bastion du groupe en Afrique, avait demandé à ne pas dépendre du fils. Vincent Bolloré lui avait répondu avec une franchise désarmante : « Je t’aime bien Dominique, mais je préfère Cyrille, et quitte à choisir, c’est lui que je choisis. » C’était en 2014. Cinq ans plus tard, c’est encore Cyrille qui est choisi par son père pour diriger tout le groupe et chapeaute Vivendi et Havas.

Question délicate : pourquoi lui plutôt que Yannick ? Leur père nous avait donné des éléments de réponse, dès 2017 : « C’est le plus pacifique, et le plus raisonné de la famille. » C’est aussi celui qui ressemble le plus à Vincent, complète son entourage. Cela confine même parfois à la réplique : « Même débit de la voix, même gestuelle, même urbanité exagérée – il vous raccompagne volontiers jusqu’au parking. » Un ancien conseiller n’y va pas par quatre chemins : « Vincent trouve que c’est le plus vif, le plus intelligent. » Le père l’a longtemps testé : « Je lui ai proposé de commencer par du trading, et j’en ai rajouté dans la brouette. » Jusqu’à le nommer à la tête de l’activité transport et logistique (10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 35 000 salariés).

Il lui est arrivé aussi de couver ce fils à la santé fragile. Il a ainsi organisé son rapatriement du sud de la France vers Paris avec un avion qui avait interdiction de prendre de l’altitude pour ne pas affecter le système respiratoire de son benjamin, alors en grand danger. Certains le trouvent charmant, à la mode Bolloré, d’autres méprisant. Mais il est exactement le portrait de son père quand celui-ci s’est présenté, sans ciller, devant un potentat d’Afrique comme quelqu’un qui était digne de confiance, puisqu’il était « intelligent, organisé et obéissant » !

Yannick, le « glorieux »

À la différence de son frère, Yannick s’est montré plus indépendant. A la tête de Havas, il décide parfois contre l’avis de Vincent, comme quand il s’est agi de se séparer du directeur général David Jones. Il en fait d’ailleurs un argument original pour défendre les qualités du business en famille : « C’est formidable de travailler avec son père, avait ainsi évoqué Yannick, lors d’un matin HEC-Challenges en janvier dernier. On a une liberté de ton que l’on n’a pas avec un patron. » Cette liberté, il l’a utilisée courageusement, au nom de ses frères et soeur, quand leur père a largué les amarres côté vie privée. « Mais qu’on ne s’y trompe pas, relativise un des soutiens sans faille du clan. Dans cette famille, on ne se construit pas contre Vincent. » Ce dernier a même eu un mot pas très aimable pour son cadet : « C’est un glorieux. » Cela ne l’a pas empêché de lui confier son fauteuil à Vivendi (13 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 44 000 salariés).

Le nouveau président du conseil de surveillance l’a étrenné publiquement à l’Olympia, lors de l’assemblée générale du 15 avril, « son » assemblée. Il l’avait préparée comme un plateau télé, avec des interventions plus rythmées. Il a eu aussi à l’égard de son frère Cyrille un mot particulièrement gentil, au moment du vote de la résolution le nommant au conseil de surveillance : « Je vous recommande de voter pour lui. Je le connais depuis longtemps, et il est plus qu’un frère pour moi. » Pas sûr que l’impétrant sache faire preuve d’autant d’élégance et d’humour à son endroit.

Car chacun s’interroge : les deux frères vont-ils s’entendre, quand le plus jeune se retrouve l’actionnaire de son aîné ? Quand Cyrille s’habille comme un banquier de Londres et Yannick comme un boss de la com’? « Je crains le conflit », anticipe l’un des meilleurs connaisseurs du père, qui parie pour une approche « darwinienne » du sujet, étendue à toute la fratrie : « Le meilleur mangera les autres. » Un porte-parole temporise : « Ils sont condamnés à s’entendre. » Le « padrino » Labro met plutôt en avant « la fluidité » de cette famille qui se réunit souvent pour passer des vacances à Saint-Tropez. Mais où Vincent a veillé à ce que chacun ait sa maison indépendante.

« Conduite accompagnée »

Et si cela ne marchait pas ? Il n’y a pas de plan B, assurent tous les proches. Et la personnalité de Vincent Bolloré qui décide de tout, même de son itinéraire en voiture – il ne sollicite jamais son chauffeur – fait qu’une procédure prévoyant davantage de garde-fous n’était pas envisageable. Personne n’a proposé un modèle de trustee extérieur, comme celui qui avait avalisé le choix de François-Henri Pinault pour succéder à son père. Personne n’a joué pour Cyrille ou Yannick le rôle de coach qu’un Serge Weinberg a eu pour l’héritier Pinault. « C’est de la conduite accompagnée, Vincent veille », rappelle notre porte-parole. Un autre proche n’est pas d’accord : « Vincent leur a clairement confié les clés du camion, afin qu’ils grandissent et pérennisent le groupe. Leur affranchissement est inéluctable. Sinon, ils auront échoué. » Rendez-vous le 17 février 2022.

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