À Istanbul, la basilique Sainte-Sophie otage du choc des civilisations

 Erdogan © Malick MBOW
Erdogan © Malick MBOW
Par Christian Makarian,publié le 
Vue générale de la basilique Sainte-Sophie, à Istanbul, en 2007.

Vue générale de la basilique Sainte-Sophie, à Istanbul, en 2007.

afp.com/BULENT KILIC

En voulant refaire du haut lieu d’Istanbul une mosquée, le leader turc Erdogan nourrit de sombres calculs mêlant Histoire, identité religieuse et ambition personnelle…

Avec son art consommé de la provocation planétaire, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, vient de rendre publique sa dernière intention sultanesque. Il estime que « le temps est venu » pour la basilique Sainte-Sophie de Constantinople de redevenir une mosquée, ce qu’elle fut dès le lendemain de la conquête de la ville par le sultan Mehmed II, le 29 mai 1453, jour de deuil pour toute la chrétienté orthodoxe.

Le symbole de l’orthodoxie

Du haut des 55,6 mètres de sa coupole, corseté par quatre minarets massifs, cet édifice que Michel-Ange voulut surpasser en édifiant la coupole de Saint-Pierre de Rome (136,57 mètres), Hagia Sophia, en grec (« Sainte Sagesse », devenu Ayasofya en turc), est un des plus hauts symboles du basculement de civilisation qui s’accomplit avec la conquête ottomane sous la bannière de l’islam. La construction actuelle remonte à l’empereur Justinien, qui l’inaugura en 537 ; elle prit alors la place d’une première basilique voulue par l’empereur Constantin lui-même, fondateur de la ville, polis, qui allait porter son nom et qui fit passer le monde romain du paganisme au christianisme par l’édit de Milan, en l’an 313, ouvrant ainsi le chapitre déterminant de l’histoire de l’Europe.

Une série de tremblements de terre, fréquents dans cette zone sismique, ravagea la coupole de Sainte-Sophie, reconstruite en 989 par l’architecte arménien Tiridate, mais le pire fut atteint par les profanations multiples causées par la sauvagerie des Croisés latins, lors du pillage de Constantinople, en 1204. Cette église phare résuma à elle seule les onze siècles du glorieux Empire byzantin, de langue et de culture grecques, qui se prolongea dans le monde slave, après la prise de la ville par les Ottomans, en particulier à travers la foi orthodoxe de la Russie.

Erdogan, champion de l’islamo-nationalisme

Dans tout cela, absolument rien de turc. Sauf après la victoire définitive de Mehmed II sur les Byzantins, ainsi résumée par l’historien George Minois, auteur d’une remarquable Histoire du Moyen Age (Tempus Perrin) : « La prise de Constantinople par les Turcs… cache une hideuse réalité humaine dans laquelle l’islam se révèle encore plus odieux que le christianisme lors de la prise de Jérusalem. » C’est Mehmed II, « véritable tyran sanguinaire, sadique et débauché » (G. Minois), qui transforma Sainte-Sophie en mosquée, ce qui épargna le bâtiment.

Une ère d’atrocités que Mustafa Kemal décida de ne plus exalter et de dépasser en faisant de la basilique-mosquée un musée, en 1934, afin d’ancrer la Turquie dans la modernité et de la rapprocher de l’Europe. Atatürk fit décrocher les énormes panneaux portant le nom d’Allah, de Mahomet et des califes (rétablis en 1951) ; il désaffecta le lieu du culte pour « l’offrir à l’humanité ».

Quatre-vingt-cinq ans plus tard, Erdogan voudrait inverser la courbe de l’Histoire pour satisfaire les islamistes ; il qualifie la muséification de « grosse erreur » en préférant le profil de Mehmed II au message de tolérance de la spiritualité monothéiste. Non seulement il a les moyens de revenir sur la décision du fondateur de la Turquie, mais il affiche aussi sa volonté de manipuler l’Histoire pour soulever une adhésion populaire à des fins électorales. Grâce à la Constitution qu’il a fait adopter en 2017, il peut procéder par décret sans passer par le Parlement.

Quant à l’identité musulmane, il s’applique à la rendre profondément conflictuelle en exacerbant un sentiment de reconquête qui instrumentalise la religion. Après l’attentat islamophobe de Christchurch et la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté israélienne sur le Golan, Erdogan exploite le contexte de tension pour frapper à la fois ses ennemis intérieurs – gülenistes, kémalistes, libéraux, Kurdes… – et s’ériger, partout où s’élève un minaret, en souverain d’une Turquie islamo-nationaliste championne du monde musulman contre un « complot occidental » transformé en leitmotiv indécent.

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