Poéticité de Senghor : les « parallélismes asymétriques » 

Léopold Sedar Senghor © Malick MBOW
Léopold Sedar Senghor © Malick MBOW

L’information grammaticale  Année 1987  32  pp. 26-28

POETICITE DE SENGHOR : LES « PARALLELISMES ASYMETRIQUES’

Georges MOLINIE

Dans le texte intitulé Dialogues sur la poésie francophone (1), Leopold Sédar Senghor, par le biais de son importante Lettre à trois poètes de l’hexagone, propose un véritable et idéal cours d’agrégation sur la valeur et la portée d’un des types les plus marquants de la poésie de notre modernité. Il en arrive « à la dernière question : à la réalisation du poème, à l’écriture ». Aussitôt, la réflexion majeure et fondatrice : « la priorité revient à la maîtrise du langage, mais aussi de la langue ». Parlant à la fois de la poésie de langue africaine et de la poésie africaine d’expression française, et particulièrement, bien sûr, de la sienne propre, il indique quelques traits notables qui tiennent à cette détermination fondamen- tale-là : « des paroles plaisantes à l’oreille, le bien dire », l’inflexion mythique, en tant que le discours mythique « est un ensemble, une symbiose d’images analogiques — de comparaisons, encore plus, de métaphores *- liées par leurs qualités, je veux dire leurs sens », « le rythme nègre » défini principalement comme « des parallélismes asymétriques ». Qui pourrait mieux dire, et quoi de plus essentiel ?

Evidemment, il y a le lexique, avec les mots africains et les créations savantes gréco-latines; et ii y a le système des images, dont on vient de voir, à propos du « mythe », le mécanisme et l’horizon. Mais là n’est pas, à bien réfléchir, la racine formelle de la poéticité chez Senghor; celle-ci est beaucoup plus à chercher dans la respiration même qui rythme, si on peut ainsi s’exprimer, l’architecture sonore de ses poèmes : le mouvement de la phrase. . Et c’est heureux, car c’est là la partie la plus délicate de toute stylistique : or, c’est aussi, en l’occurrence, la seule sensible.

Rarement, mieux qu’en lisant Senghor, on comprend à quel point la vraie nature des jeux verbaux tient à la répétition — la plus puissante des figures. On ne le répétera jamais assez. La répétition sous toutes ses formes, ce qui veut dire ses variantes. Plutôt que de les énumérer sous les noms traditionnels des multiples figures d’élocution et de construction qu’ont répertoriées les traités anciens et classiques (2) — noms plus

(1) In Leopold Sédar Senghor, Poèmes, Points – Seuil, 1985.

(2) Pour les amateurs d’épicerie, on conseille de se reporter aux dictionnaires spécialisés de stylistique ou de rhétorique, actuels ou à venir, dont certains sont excellents.

abscons et délirants que les quelques termes les plus techniques de la critique rhétorico-pragmatique la plus nouvelle — on se bornera à décrire les schémas de leurs principaux dessins, à propos d’un texte particulier. On va prendre l’exemple d’un des plus riches et des plus beaux poèmes d’Hosties noires : Prière de paix (pour grandes orgues) — à Georges et Claude Pompidou.

L’ensemble du poème se donne, par la disposition affichée, comme une paraphrase de « . •. . Sicut et nos di- mittimus debitoribus nostris ». L’enchafnement du thème à la paraphrase se fait donc d’abord par le signifié de connotation commun à l’exergue et au développement : à savoir les premiers mots Seigneur Jésus; l’enchaînement se fait ensuite, selon un mode différé, en tête du II, Seigneur Dieu, pardonna à l’Europe blanche I Ce segment mérite qu’on s’y arrête un instant. Mode différé, avons-nous dit. En effet, l’initiale absolue de la paraphrase — Seigneur Jésus — remplit deux rôles : marquer lâJLitté_ra.rjité_ rhétorique du texte ajnsijancg (une paraphrase), et introduire la variation paraphrastique sur au moins deux lexies attendues : pardonne, et un actant de pardonner (le sujet ou l’objet). Or, si la première fonction est remplie, la seconde ne l’est nullement. Ou plutôt, il faut attendre tout le premier mouvement pour lire, ou prononcer, ou entendre, le premier segment du Il qui remplit, lui, et alors seulement, cette seconde fonction. Ainsi se dessine une esthétique de la différence (au sens actif du mot), mise en oeuvre au sein même de la régularité rhétorique. On se contentera, en outre, de noter la valeur purement caractérisante de blanche à l’égard de l’Europe : c’est-à-dire ni relationnelle ni informative, ce qui définit exactement un épithétisme. Où l’on voit que la significativité stylistique n’est pas la significativité grammaticale.

On peut suivre de la sorte l’architecture globale, en repérant d’abord les structures les plus manifestes de l’ensemble. Les cinq mouvements (parlera-t-on de strophes ?) constituent un système général de parallélismes, marqué par l’anaphore de Seigneur : Seigneur Jésus, Seigneur Dieu, Seigneur, Seigneur, Seigneur. Mais ce parallélisme quinquénaire se produit sous forme de reprise avec variation. Si les éléments 1 et 2 supportent la variation formelle dans le groupe prédicatif- apostrophe même Jésus – Dieu, la distribution est identique. Et l’apparente identité des éléments 3, 4 et 5,

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incontestable lexicalement, est variée distribution- nellement : en position deux dans le premier groupe rythmique du III (« Tue-le Seigneur »), en initiale après cheville de lancement dans le IV (« Ah f Seigneur »), constituant seul le second groupe rythmique dans le V (« O bénis ce peuple. Seigneur). On remarquera également une liaison thématique non exactement formelle entre II et III : après le final du II dont le parallélisme interne (d’ailleurs mineur) repose en fait sur une segmentation par reprise –

Et voilà que le serpent de

ce serpent que

l’attaque du III se fait sur une sorte de double anadiplose syntactico-lexicale ; mort *• Tue, ce serpent • le; cette sorte de double anadiplose est liée aussi à une antithèse; et le système de la progression du texte est enfin articulé ici sur un décalage ‘dans le statut des modalités de la phrase s la dernière du II déclarative, la première du III volitive, ce qui se complique encore d’une impression de flou dans le système actantiel ; si tout le poème constitue un discours, du locuteur (Je) à Dieu (Seigneur), la rupture introduite en fin du II par l’hyperbate Et voilà, le ton de la rallonge ce serpent …,1a mélodie marquée par les ultimes points de suspension, orientent irrésistiblement la réception selon un statut actantiel différent, avec un destinataire devenant identique à l’émetteur, comme dans un monologue lyrique — et le brusque rétablissement du réseau redondant (Je – Seigneur), avec l’impératif liminaire du III, au sein même des faits de reprise qu’on vient d’analyser, définit le très puissant mouvement de détente qui fait bondir en avant le poème. Voilà certainement l’origine structurale de l’impression de tension, de nervosité dynamique si consubstantielle à la lecture des textes de Senghor.

Le même mode de parallélisme et de décalage se retrouve tout au long. Pour construire les vers les uns à l’égard des autres :

Η Mais je sais bien que le sang de mes frères Je sais bien que ce sang est . ( ft son bras , f Et son cœur

! Leur poudre a croulé Et leurs boulets ont traversé ,

ÎCar il faut bien que Tu pardonnes Car il faut bien que Tu oublies

Oh f je sais bien qu’elle aussi est l’Europe Qu’elle aussi a porté Qu’elle a traité

Tous les traits de ce type ne sont pas reproduits ici. Il convient de voir l’identité et la différence, la différence dans l’identité. Ce sont tous faits de parallélisme. Dans chaque cas, on a une figure de répétition : itération

formelle nucléaire (une ou plusieurs lexies : je sais, car il faut bien . » .), itération, encore plus impeccable car de plus longue portée, de moule syntaxique (genre de temps ou de verbe, suite grammaticale). Et c’est dans ce moule syntaxique, systématiquement porteur, que se joue la variation : morpho-lexicale au même poste syntaxique (son bras/son cœur – que Tu pardonnes/ que Tu oublies • le sang/ce sang), ou distributionnelle (Mais je sais bien/ Je sais bien – Leur poudre / Et leurs boulets).

C’est bien là parallélisme asymétrique, dans la mesure où l’asymétrie n’est sensible que par rapport à une structure formelle de symétrie : encore une tension, qui a sa source à l’intérieur du système.

L’organisation est parfois plus intégrée. Dans le III :

A ‘ Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par des sentiers obliques

B Qui m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, qui me donne de la main droite et de la main gauche enlève la moitié.

A Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants Bt m’impose l’occupation si gravement

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B Qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite

ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues^hoirs de l’Empire. .

C’est un système croisé (ABAB). Par les initiales (et non par les finales). L’identité du A est à la fois lexicale et syntaxique : tout un segment répété qui se prolonge dans l’itération de la même structure grammaticale (relatif + verbe + COD + ET + verbe + expansion courte de même volume). L’identité du B est purement syntaxique : Qui + verbe + COD + COI + ET + expansion complexe de volume important et à peu près isosyllabique (12 / 14 syllabes). L’identité du B, comme de l’unité du système, tient donc à la valeur différentielle avec le A, et à la symétrie des postes distributionnels. La variation est surtout interne au B : distribution inverse des mêmes postes syntaxiques en Ba; expansion par une

relative PLUS une seconde coordonnée sans reprise du

1 2

relatif en B b, alors que la base du B b est plus massive,

et n’est suivie que d’une expansion par participe présent. Où l’on voit, une fois encore, la différence, pour ne pas dire la contradiction, entre le grammatical et le stylistique, puisque seule l’analyse stylistique structurale permet d’établir un parallélisme entre B^b et B b, au mépris de tout système grammatical, les expansions n’y ayant, syntaxiquement, ni la même nature, ni le même rang. Et pourtant, la structure distributionnelle et volumétrique globale est incontestable. Encore un effet de tension et de dynamisme de l’intérieur du système.

On a une organisation semblable (et plus compliquée), pour l’ensemble du V, sur une base embrassée jusqu’à « des tortionnaires »; la progression prend une allure croisée ensuite. En réalité, si on considère le tout (et uniquement les initiales), on constate que c’est plus subtil.

A1 O BENIS CE PEUPLE, Seigneur, qui cherche . . .

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1

B QUI Te cherche parmi le froid, parmi . . .

C ET la fiancée pleure sa viduité, et le jeune homme

2

C* ET la femme lamente oh ! l’oeil absent de son mari

et la mère . . .

A2 O BENIS CE PEUPLE QUI rompt ses liens, bénis

ce peuple aux abois qui . . . 3 , C ET avec lui tous les peuples d’Europe, tous les

peuples d’Asie . . .

B QUI suent sang et souffrances. Ef au milieu de ces

millions de vagues, vois . . .

C ET donne à leurs mains .. .

On a mis en italiques les enchaînements formels « obliques » (de corps de verset à initiale de verset); on a mis en gras les échos « horizontaux » (à l’intérieur d’un même verset). Les lettres capitales indiquent les itérations lexico-syntaxiques liminaires, formant quasiment huitain prolongé (à partir du septième verset seulement). L’intégration rigoureuse jusqu’au septième verset compris correspond donc à un fait de strophe prolongée. On retrouve là, encore, une articulation sur identité —variation} puisque le C^, en outre, ne reprend des C »l, C2 et C3 que la toute première initiale Et, et non le poste substantival qui suivait (3), et récupère une suite en impératif inaugurée dans un second membre du B2, lui-même construit sur une rallonge interne en Et + syntagme nominal (préposition • substantif), reprenant le système propre au C* et annonçant celui du C^.

Cette puissance des profondeurs (de la structure, comme un ultime mouvement de reins qui fait bondir, caractérise presque toutes les « fins » de chaque strophe : au-delà des deux hyperbates parallèles en Ef du I, une hyperbate sans cesse prolongée qui reprend en fait une base apos- trophique du début et du milieu; le glissement déjà commenté de la fin du II (avec ses décalages à la fois actantiels et objectaux : du discours-récit-mémorial au discours-introspection Ivrique; la forte hyperbate du III, très détachée syntaxiquement et marquée, en outre, par un changement du système sujet-verbe; l’effet mineur très net en fin du IV, qui n’est pas non plus sans connoter un léger décalage actantiel (Je sais que . . . [reprenant des versets antérieurs] # Mais il faut que, sur base impersonnelle, et selon un rapport quasi elliptique avec Je sais que).

Voilà le bouquet central de ces fameux « parallélismes asymétriques ». Ils s’organisent incontestablement en strophe, au sens structural et non thématique du mot, mais par une construction élaborée d’itérations lexico- syntaxiques combinées en initiales, assorties de divers rapports horizontaux et obliques qui tissent ces strophes, comme on l’a déjà vu pour la cinquième.

Peut-on aller plus loin, et parler aussi précisément de verset, à propos des segments isolés par la typographie à l’intérieur des strophes ? On a déjà noté, concernant le III, des faits de masses approximativement isosylla- biques, dans les schémas des enchaînements parallèles :

(3) Une variation-anticipation s’introduit en fait dès le C3, avec un ET seul -i- groupe prépositionnel.

c’est là matière de rythme au sens strict, puisqu’on entend dès lors un retour régulier d’accent, par marquage inévitable au moins sur la dernière syllabe de chacune de ces masses. Prenons un autre exemple (le début du IV)..

Ah I Seigneur, // éloigne de ma mémoire la France

3 . 2 ., 8? 2-

// qui n’est pas la France, // ce masque de petitesse 3 5 2 . 2 4

et de haine // sur le visage de la France // 9 3 4 n 4

La suite continue sur les basest (2/4/3) // 6 (4/2) // 8 (4/4), pour le second verset, puis sur un alexandrin avec césure lyrique (3e verset), ce qui constitue une séquence globale mineure; il y a, au-delà, renversement par un élargissement.

Pas de vers (d’où absence de deux accents principaux à l’intérieur des segments rythmiques); mais des mesures constituantes bornées par des accents forts et souvent composées de sous-structures marquées par des accents secondaires; correspondances métrico-syntaxiques aux articulations; prosodie aléatoire mais entraînée par les précédentes correspondances; récurrence libre de mètres classiques; multiples corrélations sonores (4); isolation de l’unité verset par ensemble de prononciation, avec pause avant et après, ce qui correspond aux « allés à la ligne » et aux blancs de la typographie. On n’a donc aucune raison de ne pas qualifier exactement de verset cette construction aussi structurée, bien plus près de la poésie-rythme que de la prose cadencée : c’est une modernité de la poésie. Notre lecture, choix interprétatif, implique en tout cas un soutien rythmique permanent qui s’accorde parfaitement, dans le principe, avec les indications instrumentales.

Quant aux ensembles plus courts, comme certains de ceux de Nocturnes, on les analysera, simplement, comme des poèmes-strophes.

Et l’on n’oubliera pas cette allure « plaisante à l’oreille », si sensible dans les points d’orgue de tant de poèmes, à la façon d’Apollinaire et d’Eluard, autant d’épiphrases rythmiques et d’hyperbates discursives, comme le pur octosyllabe ternaire (21/3113)

DESSOUS L’ARC-EN-CIEL DE TA PAIX.

La répétition sur variation, l’identité du retour décalé, le martèlement d’un rythme en rapport dominant de progression (5) : voilà la poéticité matérielle de Senghor, et aussi, peut-être, celle de la négritude.

Georges MOLINIE

Georges Molinié

Université de Toulouse- Le Mirail

(4) On n’a pu les noter toutes : il y a une autre récurrence de France, et un réseau continu en la/: ah, éloignement, mémoire, la, pas, masque, visage.

(5) Le concept de progression, comme celui de strophe prolongée évoqué plus haut, renvoient aux analyses de Jean Mazaleyrat, Eléments de métrique française. Colin. Pour diverses entrées, d’ordre plus largement stylistique, dans la littérarité des textes de Senghor (et d’autres), on pourra utiliser la dernière mise au point en la matière : Eléments de stylistique française, par G. Molinié (P.U.F., 1987).

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