Léonard de Vinci au cœur d’une tempête entre l’Italie et la France

LEONARD DE VINCI 2 © Malick MBOW
LEONARD DE VINCI 2 © Malick MBOW
>Culture & Loisirs|Yves Jaeglé|23 décembre 2018
Léonoard de Vinci, ici son autoportrait présumé (1499-1500) exposé au musée des Offices de Florence, crispe les relations entre la France et l’Italie. Leemage/Luisa Ricciarini

L’Italie menace de ne pas prêter ses chefs-d’œuvre au musée du Louvre pour l’exposition du cinquième centenaire de la mort de Léonard de Vinci, en 2019. Une guéguerre épidermique avec la France.

Avec lui, tout est mystère et hystérie. De son vivant déjà. Depuis sa mort, c’est pis, ou mieux. Qui d’autre, cinq siècles après avoir quitté ce monde, déclenche encore une affaire d’État ? Fin novembre, la sous-secrétaire d’État à la Culture italienne, Lucia Borgonzoni, personnalité d’extrême droite, a menacé la France de ne pas prêter les chefs-d’œuvre de Léonard de Vinci conservés dans les musées italiens au Louvre, qui consacrera une rétrospective au génie en octobre 2019, à l’occasion du 500e anniversaire de sa mort. « Ces prêts placeraient l’Italie à la marge d’un événement culturel majeur. Les Français ne peuvent pas tout avoir », a déclaré la femme politique, avant l’estocade : « Léonard est italien, il est seulement mort en France. »

Vieille histoire. On a la Joconde, comme si l’Italie avait perdu une bataille… mais pas la guerre. Le vitrier Vincenzo Peruggia, qui avait volé la Mona Lisa au Louvre en 1911, voulait déjà la ramener de l’autre côté des Alpes, par patriotisme. Avant d’être retrouvée puis rendue à la France, l’icône du Louvre avait effectué une tournée triomphale à Rome, Milan et Florence : « Des villages entiers sont venus des environs. La vue de la Joconde produit sur cette foule une impression quasi religieuse. Des hommes se découvrent devant elle, des femmes élèvent leurs enfants dans les bras pour leur permettre de graver ce souvenir dans leur mémoire », écrit Le Petit Parisien en 1913.

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La Joconde est l’une des attractions principales du musée du Louvre./MAXPPP/SYlestre

« Léonard est un ciment »

« La Joconde, ou les peintures que la France aurait prises à l’Italie, ça ressort périodiquement, à chaque crise politique. Léonard est un très bon levier pour avoir l’opinion avec soi », remarque Aude, professeur de français à l’université de Padoue, près de Venise.

Le gouvernement italien n’a pas digéré que Macron lui fasse la morale sur son refus d’accueillir des migrants dans ses ports. « Cette polémique n’est pas glorieuse mais, en Italie, il y a une grosse sensibilité sur les sujets de souveraineté nationale. Derrière Léonard, Macron est visé. C’est une manière pour l’Italie de montrer qu’elle existe, analyse Valeria Fontana, avocate à Milan. Ici, la propriété française de la Joconde est quelque chose qui fait toujours un peu mal. »

« Il y a un chauvinisme italien, analyse Sophie Chauveau, auteure d’une biographie du peintre (Folio, 2008). En Italie, on m’a dit : mais de quoi vous vous mêlez ? Qu’est-ce que c’est que cette Française qui vient parler de notre artiste ? Chez eux plus que nous, on est très fier de son patrimoine. Ce qui unifie tout le monde, de l’ouvrier de chez Fiat aux puissants, c’est les beaux-arts. Léonard est un ciment. »

Démissionner plutôt que de prêter à la France

Ce qui insupporte nos voisins transalpins, c’est notre arrogance. « Cette polémique cache un malentendu plus profond. Chez nous, le Français est perçu comme un peu hautain. L’Italien a un complexe d’infériorité. On a une histoire faite de pauvreté, d’immigration, l’histoire d’un pays morcelé. Alors quand on lit dans vos magazines que Leonardo est presque plus français qu’italien, la réaction est épidermique… » remarque Stefano Palombari, qui dirige l’association L’Italie à Paris.

Mais le peintre toscan renvoie aussi Romains, Milanais, Florentins ou Vénitiens à leurs propres démons et divisions : « Histoire d’une faillite nationale : voilà comment l’Italie a perdu la guerre froide sur Léonard », titrait le quotidien La Repubblica début décembre. Guerre toujours… Dans cet agrégat de duchés devenu un État au XIXe siècle, les régions ont du mal à travailler ensemble, admet le quotidien au sujet des célébrations du 500e anniversaire : « Chez nous, le programme est encore flou… » Le patron du musée des Offices, à Florence, préférerait « démissionner » plutôt que de prêter des œuvres à la France, mais celui de la Galerie nationale de Parme enverra au musée français « L’Ébouriffée », un visage de jeune fille esquissé par Léonard de Vinci, comme il l’a confié au quotidien : « C’est au Louvre qu’aura lieu l’événement le plus important. »

« Cette polémique, c’est un faux sujet »

La Joconde a bel et bien été achetée par François Ier. Mais c’est l’exil de l’artiste en France que les Italiens n’ont peut-être jamais digéré. « Vinci, c’est une prise de guerre de François Ier après Marignan », assène Sophie Chauveau. Le roi remporte en 1515 la célèbre bataille contre les Milanais. L’année suivante, Léonard traverse les Alpes à dos d’âne, avec quatre tableaux, dont La Joconde, à l’invitation de ce souverain de 22 ans féru d’art, qui considère comme une figure paternelle ce vieil artiste, concepteur de fêtes somptueuses avec des automates.

Ce dernier était ravi de rejoindre les châteaux de la Loire. Et l’on ne le retenait pas à Rome, rappelle Renaud Temperini, auteur de « L’ABCdaire de Léonard de Vinci » (Flammarion, 2002) : « Cette hospitalité de François Ier était une aubaine. La France était un pays en paix, alors qu’il y avait des guerres intestines dans les duchés italiens. À Rome, de jeunes génies se battaient pour les commandes des papes et des seigneurs… À Florence, à une époque, vous pouviez croiser Michel-Ange, Raphaël et Léonard dans la même rue ! Le départ de ce dernier, ça faisait un concurrent de moins. François Ier l’a accueilli avec beaucoup d’honneurs. Au Clos Lucé, son château, l’artiste a pu venir avec ses élèves, ses chevaux… »

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« François Ier reçoit les derniers soupirs de Leonard de Vinci », de Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1818. Musée du Petit Palais, Paris./LeemageAu Clos Lucé d’ailleurs, on s’inquiète peu pour ce 500e anniversaire, labellisé « Viva Leonardo Da Vinci », avec plus de 600 manifestations. « On travaille régulièrement avec les plus grands experts italiens. Et parmi les visiteurs, beaucoup viennent d’Italie. Certains ne savaient pas que Léonard était venu à Amboise avec des tableaux et l’ensemble de ses manuscrits. Il y a toujours une grande curiosité pour son héritage. Cette polémique, c’est un faux sujet », assène Catherine Simon Marion, déléguée générale du château.

« Le premier people »

Installé en France dans ses dernières années, Léonard de Vinci va en fait où le vent – ou plutôt les commandes – le mène, dans une Europe aux frontières complètement différentes de celles d’aujourd’hui. Il a même écrit au sultan turc pour proposer ses services. Peut-on comparer la prise de Léonard par la France au transfert d’une star qui débarquerait au PSG ? « Il y a un peu de ça », sourit Temperini. « C’est le premier people, ose Sophie Chauveau. Il était extrêmement beau, on lui prêtait une force herculéenne, il inventait des instruments de musique, concevait des fêtes, et il y avait sa peinture et ces tableaux qu’il ne terminait presque jamais… »

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« L’annonciation » de Léonard de Vinci (1472-1475) est conservée au musée des Offices à Florence (Italie). Leemage/Luisa RicciariniCes peintures, dont seules 14 à 17 ont été authentifiées comme les siennes, se trouvent au cœur de la tempête. Le Louvre reste muet et agit en coulisse. Le plus grand musée du monde, qui possède cinq peintures et 22 dessins du maestro, lancera son exposition le 24 octobre 2019, pour ne pas gêner les commémorations italiennes au moment de la date anniversaire, le 2 mai. Dans l’ancien palais des rois de France, le stress est réel. Le musée a prêté deux Vinci à Milan en 2015 et pourrait faire voyager à Rome plusieurs de ses Raphaël en 2020, pour le 500e anniversaire de la mort de ce dernier, disparu un an après Léonard de Vinci. Petites négociations entre amis. Tu me prêtes, je te prête.

Qu’aurait pensé le vieux maître de cette guéguerre ? Elle l’aurait probablement amusé, selon Renaud Temperini : « Il avait un esprit très ironique. » Un sourire, comme celui de la Joconde, mais plus grinçant.

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