Nationalité européenne à vendre

Anonymous - © Malick MBOW
Anonymous – © Malick MBOW

Par Béatrice Mathieu, publié le 02/04/2018 à 17:46

Depuis le début de la décennie, certains pays du sud de l’Europe commercialisent des visas de résident auprès de riches investisseurs chinois, russes ou africains. Un business qui alimente évasion fiscale et blanchiment d’argent.

Armand Arton a l’assurance de ceux que les lendemains difficiles n’effraient pas. Costume griffé, regard d’aigle, carrure de hockeyeur. L’homme, qui navigue entre Dubaï et Montréal, fuit les caméras et préfère le secret des cabinets d’avocats d’affaires aux lumières des plateaux de télévision. Il murmure à l’oreille de bon nombre de chefs d’Etat et connaît tout de la vie d’une centaine de milliardaires chinois, russes ou moyen-orientaux.

Son business ? La vente de passeports. Plus précisément, la vente d’une citoyenneté, moyennant un gros chèque pour le pays hôte. Au passage, il touche une commission sur chaque dossier conclu. Ses clients ? Des migrants. Pas ceux qui s’entassent dans des bateaux rouillés et échouent exténués sur les plages de Lampedusa, en Italie. Mais ceux qui voyagent dans le confort ouaté d’une business class et sont prêts à aligner six ou sept zéros afin de s’offrir un passeport européen, gage de tranquillité pour passer les frontières, de sécurité… et de nouvelle vie.

Les rois des golden visas

Ce quadragénaire d’origine arménienne, fondateur d’Arton Capital, est un des rois des « golden visas », ces programmes tout à fait légaux mis sur pied par certains pays. Dans un monde globalisé où l’argent n’a pas de drapeau, une vingtaine de petits Etats ont peaufiné de tels « paquets-cadeaux » pour attirer des super-riches dans l’espoir de revigorer leur économie. Une pratique qui est née au milieu des années 1980 dans les Caraïbes, à Saint Kitts-et-Nevis, où l’eau turquoise est aussi douce que la fiscalité. A l’époque, ce petit caillou, terrassé par la crise du sucre, a l’astucieuse idée de faire financer par des investisseurs fortunés le développement de son industrie touristique. La carotte ? Des impôts inexistants, un passeport qui permet de voyager sans visa dans plus d’une centaine de pays, dont ceux de l’Europe, et une administration peu tatillonne sur l’origine des fonds. Le FMI, au chevet de l’Etat, donne sa bénédiction. Le succès est total : les milliardaires affluent, la croissance décolle, les plages de sable blanc se couvrent d’hôtels de luxe et les caisses de l’Etat débordent de dollars. La méthode fait des émules. Dans les années qui suivent, d’autres confettis caribéens à la fiscalité bienveillante comme la Dominique, la Barbade, ou encore Antigua-et-Barbuda se lancent aussi dans la course.

Des coupe-file pour les plus impatients

Mais c’est au lendemain de la grande récession, au début des années 2010, que la mode des « golden visas » touche les rives européennes. Terrassés par la crise financière, Chypre, Malte, le Portugal, la Grèce ou encore la Bulgarie et la Hongrie voient dans ces programmes une occasion rêvée de faire entrer de l’argent frais dans le pays. Leur atout : être membre de l’Union européenne et offrir, grâce à leur passeport, une libre circulation sur tout le continent.

Pour 500 000 euros d’investissements dans l’immobilier – ou 1 million d’euros dans une entreprise avec la promesse de créer 10 emplois -, Lisbonne délivre un permis de résidence qui ouvre droit à la nationalité cinq ans plus tard. Même ticket d’entrée en Bulgarie, mais là, cette somme rondelette est placée arbitrairement dans des obligations de l’Etat bulgare pendant cinq ans. A Chypre et à Malte, la facture est plus salée – respectivement 2,5 millions et 1,2 million d’euros -, mais il suffit de quelques mois pour obtenir la citoyenneté. Le petit plus ? Aucune obligation de résidence. Pour les plus impatients, des sortes de coupe-files – des « fast track » – sont même proposées : il suffit de rallonger la mise ou d’ajouter un zéro pour obtenir un passeport maltais ou chypriote en quelques semaines.

Là encore, les hommes d’affaires fortunés ne se sont pas fait prier. Depuis 2012, près de 3,5 milliards d’euros ont ruisselé au Portugal, d’après les derniers chiffres publiés par le service de l’immigration. A Chypre, un peu plus de 4,5 milliards d’euros ont été investis dans l’île depuis 2013, en grande partie par des Russes. Il faut dire que les oligarques de l’ex-Union soviétique raffolent de Chypre… ses églises orthodoxes, sa police peu regardante. Limassol, le premier port chypriote, s’est, en une poignée d’années, métamorphosé en un mini-Dubaï, avec îles artificielles, centres commerciaux géants et résidences de luxe.

Au cas où le vent des affaires tournerait

« La moitié de mes clients sont chinois, un bon tiers vient du Moyen-Orient et le reste de l’ancien bloc soviétique », détaille Armand Arton. Que cherchent-ils ? Officiellement, la plupart des candidats veulent pouvoir voyager librement sans visa. Dans le secret de la discussion, beaucoup se disent prêts à payer très cher une seconde nationalité au cas où le vent des affaires ne leur serait plus aussi favorable.

En Chine, où des milliers de nouveaux « ultra-riches » apparaissent chaque année, l’opération anticorruption menée d’une main de fer par le président Xi Jinping a miraculeusement dopé le marché de ces vendeurs de passeports. En Russie, aussi, où il ne fait pas bon déplaire à Vladimir Poutine, les candidats affluent. « La liberté n’a pas de prix », résume cyniquement Philippe Gelin, le fondateur de Shorex Capital. Ce Français expatrié depuis une trentaine d’années à Londres s’est, lui aussi, lancé dans le business de la citoyenneté au début des années 2000. « Je m’occupe d’une cinquantaine de cas par an seulement. » Une de ses destinations préférées : Chypre. Il faut dire que cet ex-financier, qui a créé le premier Salon des paradis fiscaux à Londres à la fin des années 1990, conseille aussi le gouvernement chypriote. Alors, pour 40 000 euros de commission, Philippe Gelin est même prêt à chaperonner son client à Nicosie, la capitale de l’île, pour faire le tour des programmes immobiliers à financer.

Reste que le succès de ces programmes commence à faire tiquer. Car ces « golden visas » sont aussi de jolis outils pour échapper à l’impôt ou blanchir de l’argent. Un homme est bien décidé à donner un grand coup de pied dans la fourmilière. Et en matière d’évasion fiscale, il en connaît un rayon. Chevelure poivre et sel, petite barbe soigneusement entretenue, Pascal Saint-Amans est le directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. Certains l’ont surnommé le « chasseur de paradis fiscaux ». Au cours de cette décennie, il a gagné quelques batailles. C’est lui qui a eu la peau du secret bancaire suisse. C’est lui aussi qui a mis en place l’échange automatique d’informations sur les comptes bancaires entre pays. C’est encore lui l’architecte du fameux projet « Beps », qui vise à faire payer des impôts aux grandes multinationales là où elles réalisent vraiment leurs profits.

Une hot-line pour lanceurs d’alerte

Alors, quand on lui parle des bidouillages de nationalité au travers de ces sulfureux « golden visas », l’homme voit rouge. « Ces programmes mettent à terre une partie de ce que nous sommes en train de construire. Il faut au minimum mieux les encadrer. Quant à ces marchands de passeports, il faut les neutraliser. » Dans un rapport publié à la fin de février, l’OCDE tire à boulets rouges sur ces pratiques. Et une sorte de « hot line » où des lanceurs d’alerte ont été invités à décrire les montages fiscaux permis par ces passeports dorés a même été ouverte durant tout le mois de mars. La pêche fut bonne. « On a reçu des présentations PowerPoint d’avocats fiscalistes qui jouent sur les deux tableaux », s’amuse Pascal Saint-Amans, avant de conclure plus sérieusement : « Je ne comprends pas que l’Europe n’ait pas mis le doigt dessus plus tôt. »

Toujours prompte à fustiger tel ou tel mauvais élève, la Commission européenne a longtemps fermé les yeux sur ces pratiques, trop contente de voir ces « pays du Club Med » sortir du marasme. Mais, à Bruxelles, le vent commence à tourner. Au Parlement européen, deux députés sont, eux aussi, bien décidés à mettre le holà : Petr Jezek et Jeppe Kofod. Les deux hommes sont rapporteurs de la Commission d’enquête sur le blanchiment de capitaux, l’évasion et la fraude fiscale. Minutieusement, depuis des mois, ils décortiquent chacun de ces programmes, leurs lacunes, leurs failles. Mais ils avancent sur des oeufs car, juridiquement, l’octroi de nationalité est du strict ressort de chaque pays. L’Europe n’a théoriquement pas son mot à dire. « Si nous ne pouvons pas interdire ces pratiques, nous pouvons au minimum imposer davantage de surveillance. Si les pays concernés traînent des pieds, il faudra les sanctionner », tonne le Tchèque Petr Jezek. Sous pression, la Commission européenne a promis un rapport sur le sujet pour la fin de l’année.

En attendant d’éventuelles punitions, les scandales, eux, se multiplient. Le 19 mars à Washington, le banquier et homme d’affaires iranien Ali Sadr Hasheminejad a été arrêté et inculpé par la justice américaine. Il est accusé d’avoir organisé le transfert de 115 millions de dollars du Venezuela à l’Iran, en violation des sanctions américaines, via la Suisse et la Turquie. Sauf que l’homme, qui voyageait avec un passeport de Saint-Kitts-et-Nevis vendu par le cabinet Henley & Partners – une des plus grosses officines de vente de « golden visas » -, est aussi président de la Pilatus Bank, un établissement maltais au coeur du scandale de corruption dénoncé par la journaliste Daphne Caruana Galizia,assassinée dans un attentat à la voiture piégée en octobre 2017.

Au Portugal, plus de 5000 golden visas en 2012

Au Portugal, c’est une autre affaire dont le jugement est imminent qui fait la Une des journaux actuellement. En 2014, l’opération Labyrinthe, qui a mobilisé pendant des mois près de 200 policiers, a abouti au démantèlement d’un vaste réseau de pots-de-vin liés à l’attribution de ces passeports. A l’époque, une dizaine de hauts fonctionnaires, dont le patron de la police des frontières, sont pris dans les mailles du filet. Une affaire suivie de très près par la députée européenne portugaise Ana Gomes. Cette figure socialiste se bat depuis des années pour que soit rendue publique la liste des heureux bénéficiaires. Sans succès. Tout juste a-t-elle appris récemment que les services de l’immigration ont octroyé, depuis 2012, 5 717 visas dorés au total, dont 3 645 à des ressortissants chinois, 493 à des Brésiliens, 228 à des Sud-Africains, 200 à des Russes et 131 à des Turcs… « Alors que les pays européens s’écharpent sur le dossier des migrants, le fait que certains d’entre eux vendent leur nationalité à de riches investisseurs est totalement immoral », s’enflamme-t-elle.

Comment faire pour siffler la fin de la partie ? « Au moment où l’on incite les Etats à pratiquer l’échange automatique d’informations sur les comptes bancaires, pourquoi n’en serait-il pas de même avec les passeports qu’ils octroient ? » suggère Pascal Saint-Amans. Pour l’ONG Transparency International, la pression doit être mise sur ces discrets intermédiaires, qui font leur beurre de la vente de ces visas. Pressé de lustrer l’image d’un business très controversé, Armand Arton nous détaille toute la liste des documents qu’il exige quand un postulant le contacte : casier judiciaire, preuve de l’origine des fonds, déclaration fiscale… Et il prévoit d’étendre son enquête à tous les membres de la famille « même si certains gouvernements ne me le demandent pas ». En attendant, il pourra bientôt proposer de nouvelles destinations à ses très chers clients. Depuis deux ans, il travaille main dans la main avec les gouvernements du Monténégro, de la Moldavie et de l’Arménie pour les aider à monter leurs propres programmes de visas dorés. Il faudra bien toute son habileté pour attirer les milliardaires de la planète dans ces confettis des Balkans.

 

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