Amazon va bientôt vous livrer de la nourriture — et ça pourrait être aussi dramatique pour le secteur que le piratage dans la musique

Jeff-BEZO © Malick MBOW
Jeff-BEZO © Malick MBOW

Jeff Bezos, fondateur d’Amazon. Steve Jurvetson/Flickr

  • Amazon ne fait plus de mystère sur ses intentions de prendre pied dans l’alimentaire en France.
  • La stratégie du géant américain inquiète les acteurs traditionnels de la distribution.
  • Acculés, Casino, Auchan, Carrefour ou Système U tentent de combler leur retard sur le numérique en rachetant des sites internet. Ils sont mêmes prêts à s’allier avec ce rival.
  • Leur peur: vivre l’effondrement des revenus subis par la musique et les médias ces vingt dernières années.

Amazon envisage de développer son offre dans l’alimentaire en France et les groupes de distribution traditionnels ne cachent plus leurs inquiétudes, redoutant de vivre ce qu’ont éprouvé avant eux d’autres secteurs d’activité bouleversés par des géants du net.

Interrogé par Le Journal du Dimanche, le directeur général de sa filiale française Frédéric Duval a indiqué le 4 mars dernier qu’Amazon devrait décliner dans l’Hexagone son service de commande et livraison de courses à domicile Amazon Fresh, lancé aux Etats-Unis en 2013.

« C’est un axe de développement fort. Nous avons très envie de lancer ce service en France », a-t-il déclaré, tout en soulignant qu’Amazon propose déjà des formules d’abonnement à des produits courants et qu’aller plus loin suppose des investissements importants.

On ne sait pas encore si ce lancement se fera seul ou en partenariat.

Mais il est symptomatique d’un constat: quand Amazon arrive sur un marché, sa concurrence « impose des évolutions ». Quand le géant de la distribution décide de passer à l’action, tout le monde frémit. Il faut dire que la marque Amazon est désormais celle qui a le plus de valeur au monde, de l’ordre de 150,8 milliards de dollars — 24 ans après sa création.

‘Amazon a appuyé sur le bouton nucléaire’

Distancés dans le numérique, souffrant de modèles organisationnels rigides avec des coûts fixes importants — personnel, surface de vente — les grands acteurs de la distribution en France sont engagés dans une course contre la montre pour préserver leurs parts de marché face à l’offensive de places de marchés (Amazon, Rakuten, etc.) et pure players spécialisés dans un produit (chaussure, habillement, culture, etc.), qui s’invitent à la table des anciens grands.

Il n’y à qu’à relire la liste des opérations depuis un an:

Ce dernier a également annoncé un plan d’investissement de 2,8 milliards d’euros dans le digital d’ici 2022 pour atteindre un objectif de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans le e-commerce alimentaire en 2022, un chiffre six fois supérieur à celui d’aujourd’hui. Mais dans le même temps, le groupe a annoncé par un plan de départs volontaires en France de 2400 personnes sur ses 10.500 salariés et la fermeture de 273 magasins, signe de l’urgence de la situation.

Système U a de son côté préféré collaborer avec le grand méchant. Le groupement d’indépendants a a engagé des discussions sur une éventuelle alliance avec Amazon. C’est un pied de nez à son rival Leclerc — numéro un de la distribution alimentaire en France — qui avait déclaré à Reuters en octobre 2017 avoir été approché par l’Américain et n’avait pas exclu de nouer des partenariats avec lui.

« Les deux enseignes sont fortes sur le drive mais elles sont en retard sur le numérique. Système U fait entrer le loup dans la bergerie mais il préfère peut être l’avoir à un instant T que de le laisser à Leclerc, même si c’est très compliqué d’avoir le bon contrat juridique qui protège l’ensemble de votre activité », observe un acteur du secteur.

« Amazon, c’est une formidable entreprise. (…) C’est les rois de la logistique, de l’informatique et des algorithmes, ils savent interpréter les comportements des gens. » Par contre, « ils n’ont pas de politique commerciale », a déclaré ce 13 mars 2018 Michel-Edouard Leclerc, PDG des magasins E. Leclerc, sur France Info.

Au fur et à mesure des années, les comportements d’achats ont changé et le numérique a grappillé de la croissance, jusqu’à leur donner des moyens financiers colossaux supérieurs aux acteurs traditionnels. La capitalisation boursière d’Amazon est de 750 milliards de dollars; celle de Carrefour de 13,3 milliards d’euros.

« La grande distribution vit ce que la musique et les médias ont vécu avant elle. Une paroi a explosé. La grande distribution n’a plus de domaine réservé », témoigne Olivier Mathiot, cofondateur de Price Minister devenu Rakuten France, interrogé par Business Insider France.

En 20 ans, l’industrie musicale en France est passée par de nombreux plans de licenciements en raison d’une chute vertigineuse de ses revenus provoquée par le piratage et la généralisation de l’écoute en ligne et. Paradoxalement, c’est le streaming qui est en train de sauver le secteur, puisque l’abonnement payant à un service d’écoute en ligne représente 41,6% des revenus du marché.

Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, il faut faire un bond en arrière. En juin, 2017, Amazon annonçait qu’il allait dépenser 13 milliards de dollars pour s’emparer de la chaine américaine d’épicerie bio Whole Foods, affectant toute la chaine de valeur (approvisionnement, services associés, paiement, technologie, etc.)

En remontant dans la chaine de valeur, l’objectif est notamment de générer les besoins du client sur des produits récurrents, de première nécessité.

Jeff Bezos a déjà démontré comment il envisageait le futur du magasin. Complètement automatisé, il vise à faire baisser le coût au m2, en n’ayant pas ou moins de salaires à verser.

« Avec Whole Foods, Amazon a appuyé sur le bouton nucléaire.  Il a envoyé un message très clair », estiment Jean-Christophe Marboutin et Julien Dutreuil, directeurs associés au sein du cabinet Bartle.

Un magasin Whole Foods à New York City. REUTERS/Brendan McDermid

Carrefour a déjà pu mesurer les conséquences de ce rapprochement. Son action a chuté en bourse de 2,5% le 25 août 2017 après la décision d’Amazon de baisser les prix de Whole Foods.

« En France, les gros acteurs ont développé des concepts de grandes surfaces, avec tout sous le même toit, ou en étant la locomotive d’une zone commerciale. Ce modèle commence à vieillir mais le souci de la valorisation de ces mètres carrés demeure. Prix, relation client, logistique, ils doivent tout réinventer et c’est compliqué », détaillent les deux consultants qui travaillent avec Auchan, Fnac, Deacthlon, Kiabi, Galeries Lafayette, etc.

‘Le magasin va devenir de plus en plus numérique’

Concept marketing il y a quelques années, l’omnicanal est désormais une réalité. Il s’agit pour les grands acteurs d’être capables de vendre un produit quelque soit le point de contact avec le client, qu’il soit dans un magasin, sur son site, sur un smartphone, sur une place de marché, etc, et quelque soit son parcours (produits repérés en ligne, achat en magasin ou inversement).

Pour toutes ces raisons, le changement pour les enseignes s’avère compliqué. Et les initiatives ne pas toujours couronnées de succès. A titre d’exemple, Monoprix, qui avait lancé une boutique en ligne sur Amazon en 2015, a dû la fermer depuis.

« C’est dur de suivre les GAFA. Mais les acteurs traditionnels ont des atouts et un savoir-faire: leurs politiques d’achats, leur profondeur de gamme, la gestion de leur logistique, de produits frais. Cette maîtrise n’est pas si simple à obtenir », tempèrent Jean-Christophe Marboutin et Julien Dutreuil.

La concentration du secteur semble inévitable. Le premier mouvement France s’est produit en 2016 avec le rachat de Darty par la Fnac.

Et dans cinq ans, à quoi ressemblera le paysage commercial en France?

« Ce n’est pas évident de se projeter mais le magasin n’est pas mort. Mais je pense qu’il va devenir de plus en plus numérique. Il restera des spécialistes, avec un savoir-faire très particulier », pense Olivier Mathiot, PDG de Rakuten France.

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