Senghor et l’art nègre

Léopold Sédar Senghor © Malick MBOW
Léopold Sédar Senghor © Malick MBOW

Parmi les promoteurs de l’art africain, Senghor apparaît comme l’auteur qui a très tôt pu saisir l’essence africaine et sa beauté dans l’art nègre.

La littérature et l’art africain n’expriment pas prioritairement l’émotion individuelle, ils s’intègrent plutôt, très naturellement, dans les activités sociales, sous-tendues par la sensibilité religieuse (1). La littérature et l’art négroafricain engagent, en effet, la personne dans la collectivité. L’artiste qui est situé dans son ethnie, son histoire, sa géographie, sert des matériaux qu’il a sous la main et des faits quotidiens qui font la trame de sa vie. L’artiste africain travaille pour sa société, pas pour l’éternité mais historiquement et géographiquement. La fonction essentielle de l’artiste consiste à appréhender l’invisible grâce au visible. L’art nègre est par conséquent fonctionnel, conceptuel, symbolique contrairement à la vision occidentale de l’art conçu chez Kant comme une activité pure, indépendante, détachée de la morale, de la religion, de la politique, de l’éthique, de la métaphysique, etc.

L’altérité comme ouverture chez Senghor,

L’altérité circule au coeur de la parole, de l’art toujours dédié à l’autre. L’altérité étant relative au même, dans le projet dialogue des cultures, le même et l’autre, moi et autri, la femme et l’homme, le noir et le blanc, l’autochtone et l’étranger, etc pourraient constituer l’unité d’un seul tenant, le tissu de la cité (cf. Senghor: Liberté). Il n’ya pas lieu de s’enfermer, il faut plutôt sortir de la subjectivité particulière et comme l’indique Cyrille Koné (« Ricoeur et la paix »), on gagne à ouvrir les frontières qui limitent notre expérience personnelle.

Traits caractéristiques de l’art nègre

Malgré les différentes aires culturelles et la particularité de ce que nous appelons art, on peut cependant parler d’art africain. En dépit de l’extraordinaire diversité des formes d’expression artistiques et plastiques (sculpture, architecture, peinture, musique, etc.) que l’on peut rencontrer sur le continent africain,on est bien obligé de reconnaitre qu’il existe quelque chose comme une forme d’art spécifique à l’Afrique, parfaitement identifiable.Dans la multiplicitté de ses provinces, dans la diversité des formes plastiques qu’elle a pu mettre en oeuvre, on est étonné de constater la présence de formes réccurrentes qui semblent constituer des variations sur un même répertoire. Sans doute, il serait imprudent de postuler la permanence d’une essence, de traits caractéristiques ou d’un prototype réellement existant de l’art négro-africain. On pourrait cependant penser la figuration artistique négro-africaine par analogie avec le langage. Comme le langage, elle répond,en effet, à des conventions ou à des « schèmes d’interprétation du réel qui à travers le changement ne cesse de perdurer de génération en génération. C’est uniquement dans cette mesure que l’on peut parler « d’art négro-africain » et que l’on peut distinguer en son sein des provinces qui ont leurs styles ou leurs dialectes.

« L’art négro africain » existe au niveau des signes, et nous n’allons jamais aux choses que par la médiation des signes de la langue. Ces signes en ont construit progressivement le concept au prix sans doute d’éléminations et de choix réducteurs. Il reste, cet arbitraire accepté, à procéder au travail de tri qui vise à mettre à part, à discerner ou à distinguer l’art négro-africain de ce qui n’est pas lui.

D’abord l’art négro-africain est fait par tous et pour tous. C’est à dire comme l’indique Senghor qu’à côté des professionnels de la littérature, de l’art, il y a la société qui participe à la production. Selon Senghor, « l’initiation est l’école de l’Afrique noire, où l’homme au sortir de l’enfance, s’assimile, avec les sciences de la tribu ou de la communauté, les techniques de la littérature et de l’art ». Si l’art négro-africain est une activité créatrice qui donne naissance à des objets extérieurs à l’artistes, il reste que toute manifestation d’art est collective, faite par tous et avec la participation de tous.

Ensuite, les productions artistiques négro-africaines ont toujours leur finalité hors d’elles-mêmes. L’art nègre appartient à l’espèce « art appliqué ». Il n’est donc pas question chez le négro-africain, d’un « art pour l’art » poursuivant une fin indépendante. L’art nègre demeure un art engagé dans la vie de tous les jours, à savoir un art utilitaire. L’art nègre n’est réellement esthétiquee qu’à la mesure de son utilité et de son caractère fonctionnel. Mais on ne saisirait pas l’essence de l’art négro-africain en s’imaginant qu’ils sont seulement utilitaires et que le négro-africain n’a pas de goût, le sens du beau car il assimile beauté, bonté et efficacité: c’est bien parce qu’elle est belle que, selon Senghor, « l’oeuvre d’art peut être efficace ». Le beau masque, la belle chanson produisent sur le public l’émotion souhaitée. Ici encore Senghor montre que « si chez le négro-africain comme chez l’européen, la grande règle de l’art est de plaire, l’un et l’autre ne trouvent pas plaisir aux mêmes choses. »

Troisièmement, les oeuvres d’art en tant que faites de mains d’hommes, sont pour les autochtones, le produit d’une inspiration divine de telle sorte que l’artiste négro-africain est possédé par le dieu, le génie, l’ancêtre. On est ici en présence d’un art déterminé par la religion. L’objet d’art négro-africain reste fondamentalement une figuration du suprasensible, de l’invisible. Selon Senghor, l’artiste négro-africain « sculpte ceux que l’on chante: les princes, les Ancêtres et les Dieux, et leur visage, reflet le plus fidèle de l’âme de préférence à tout autre phénomène signifiant. Et l’on danse ceux que l’on chante. La danse est, aujourd’hui, l’art le plus profane. Cependant cette cendre est encore chaude d’une émotion sacrée. Reflet pâle d’un monde ancien où l’on dansait les animaux mythiques et les divinités sidérales parmi d’autres, où l’on dansait en communiant et s’identifiant avec les Esprits. ». L’art négro-africain repose essentiellement sur la compréhension du surréel. Autrement dit, c’est un art qui fait accéder à l’invisible. L’art africain vise à exprimer un « monde moral », invisible, plus vrai que le monde visible. Ce qui émeut le Nègre, ce n’est pas, nous dit Senghor, l’aspect extérieur des choses, de l’objet d’art, c’est sa « réalité », ou mieux sa surréalité: « l’eau l’émeut, non pas parce qu’elle lave, mais parce qu’elle purifie: le feu à cause de sa puissance de destruction, non à cause de sa chaleur ou de sa couleur. (…) C’est dire que le Nègre est un mystique. » La position senghorienne met ici en évidence l’importance de la religion chez le négro-africain et plus particulièrement dans l’activité artistique de celui-ci. En fait Senghor reconnaît avec Delafosse (voir Civilisation négro-africaine) que « les peuples noirs dont on a parfois nié qu’ils eussent une religion, sont en réalité parmi les plus religieux de la terre. Les préoccupations d’ordre divin l’emportent chez eux, le plus souvent, sur les préoccupations d’ordre purement humain. »

Enfin l’oeuvre d’art négro-africain est faiblement mimétique, imitatif. Elle est expressive, conceptuelle en ce qu’elle est toujours attachée à une signification métaphysique, éthique, politique, morale, religieuse, etc. Cela signifie que l’artiste ne cherche pas à reproduire habilement les objets de la nature comme le suggère la thèse aristotélicienne de « l’art condamnée à imiter la nature ». En effet, dans l’esthétique gréco-latine, qui a survécu dans l’occident européen, le Moyen Age excepté, jusqu’à la fin du 19 ème siècle, l’art est « imitation de la nature ». Or en Afrique noire, l’art est, selon la formule senghorienne, « explication et connaissance du monde, c’est à dire participation sensible à la réalité qui sous-tend l’univers à la surréalité, plus exactement aux forces vitales qui animent l’univers. » L’art négro-africain n’est pas un art d’imitation, mais est fondamentalement symbolique. Alors que l’art gréco-latin occidental trouve le beau dans l’imitation, le négro-africain, « s’émeut, selon Senghor;du sens caché que renferme le signe qui lui apparait. Son émotion naît de sa participation à une réalité sous-jascente, qu’il perçoit par delà les apparences sensibles. » Ainsi, la poupée de la fécondité de l’artiste Ashanti n’est pas une servile reproduction, mais un symbole de féminité. Comme le dit Senghor, « le mérite de l’art nègre est de n’être ni jeu, ni pure jouissance esthétique, de signifier. ».

Conclusion

L’enjeu essentiel de la production artistique du négro-africain se situe toujours par delà la recherche de l’idéal et de la beauté, par delà le principe de plaisir auquel la pulsion esthétique et narcissique de l’auto-représentation obéit encore. L’art négro-africain est devenu maintenant partagé par d’autres peuples qui reconnaissent ses lois et sa valeur de civilisation.

 

(1) IKELLE Rose, Senghor et l’altérité des arts nègres, 1er colloque international des chercheurs juniors de la Francophonie, Chaire Senghor de la francophonie Université de Ouagadogou, 10 -11 février 2006. Nos remerciements pour la documentation fournie.

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